Monday , 13 May 2024
Reaz Chuttoo

Reaz Chuttoo : «Le Mauricien n’est pas idiot, sachant exprimer son vote judicieusement»

Le syndicaliste Reaz Chuttoo de la Confédération des travailleurs des secteurs privé et public ne croit pas un seul instant que l’augmentation du salaire minimum et des prestations sociales, notamment la pension de vieillesse, garantit des votes au gouvernement. Il rejette en bloc toute reproche de surenchère dans le cadre du dernier Budget de l’alliance au pouvoir. Il maintient que ses propositions sont faites par rapport à la capacité du pays de payer.

Vous demandez que les pensions de vieillesse et de veuve ne soient pas inférieures au salaire minimum, établi à Rs 16 500. Quel est le rationnel derrière une telle demande ?
Le combat pour l’établissement d’un salaire minimum a débuté en 2005 avec la CTSP. C’est devenu une réalité en 2018 à la suite d’une grève de la faim menée en 2017. Cependant, le montant recommandé par le National Wage Consultative Council était de Rs 8 000, alors qu’une étude de la CTSP avait estimé que ce montant ne garantissait pas la sécurité alimentaire. Par conséquent, le montant a été révisé à la hausse, atteignant Rs 9 000. À ce moment-là, nous avons proposé, dans le cadre des consultations pré-budgétaires de cette année-là, que les pensions soient alignées sur le salaire minimum, car cela constitue un droit fondamental pour tout citoyen en matière de sécurité alimentaire. Cela a toujours été notre combat. C’est dans cette même logique que nous demandons que les pensions soient rehaussées à Rs 16 500, ce qui représente le seuil de sécurité alimentaire actuel.

Le gouvernement a le devoir moral de veiller à ce qu’aucun citoyen ne sombre dans la malnutrition. Il y a des personnes dont la pension universelle est leur seule source de revenu, contrairement à d’autres qui peuvent cumuler plusieurs pensions. Cette demande est formulée pour ceux qui ne bénéficient d’aucun autre revenu.

Le salaire minimal à Rs 16 500, c’est seulement suffisant pour ne pas mourir de faim»

Certains rétorquent qu’il n’y a aucun lien entre le salaire minimum, un montant garanti pour ceux qui travaillent, et le montant de la pension, destiné à ceux qui ne travaillent pas. Que répondez-vous à cela ?
Lorsque la pandémie de la COVID-19 a frappé, le gouvernement, sur recommandation des syndicats, a dû introduire la CSG Income allowance de Rs 1000. Cette décision a été motivée par la perte du pouvoir d’achat des citoyens due à la hausse significative des prix des produits alimentaires. Les entreprises, dont les activités étaient en berne, ne pouvaient compenser cette perte du pouvoir d’achat. Ceci démontre que le salaire minimum est crucial pour garantir la sécurité alimentaire. Si le salaire minimum n’était pas lié à la sécurité alimentaire, pourquoi offrir alors une allocation supplémentaire de Rs 1 000 aux employés ?

Avec une telle demande, ne contribuez-vous pas à alimenter le jeu politique où l’on cherche à tout prix à gagner les votes des quelque 260 000 pensionnaires ?
Cette demande est formulée en tenant compte de la capacité du pays à payer. Il est également important de comprendre que cette requête ne concerne pas l’ensemble des 260 000 pensionnaires, mais uniquement ceux pour qui la pension représente la seule source de revenu, soit environ la moitié de ce nombre. C’est pourquoi nous en appelons à l’humanité et à la compréhension de tous : si une personne ne reçoit pas le montant de Rs 16 500, qui représente le seuil de sécurité alimentaire, cela peut être dévastateur. Considérer cela comme une simple stratégie électorale, c’est perdre toute notion d’humanité. Il faut prendre conscience que des vies sont en jeu. Cependant, le pays est passé au statut de «pays à revenu intermédiaire élevé», ce qui indique la création de richesse et donc une capacité à payer accrue.

Pensez-vous qu’une augmentation aussi significative des pensions pourrait avoir un impact majeur lors des prochaines élections ?
Si quelqu’un adhère à cette thèse, c’est qu’il considère les Mauriciens comme des imbéciles, incapables de réfléchir avant de voter et susceptibles d’être achetés par de l’argent. Ce n’est pas l’argent qui influencera la décision de quelqu’un. Affirmer une telle chose, c’est dénigrer la nation mauricienne.

Ce n’est pas l’argent qui influencera le vote de l’électeur»

Vu que c’est le dernier budget de ce gouvernement, devons-nous nous attendre à une surenchère et à de la démagogie concernant les demandes et les revendications ?
Cette année, les négociations pour la compensation salariale, qui ont abouti à une somme de Rs 1500, ont été réalisées en prenant en compte le panier de la ménagère datant de 2017, soit il y a six ans. En effet, les résultats d’une étude sur les dépenses des ménages, menée tous les cinq ans, n’étaient pas encore disponibles au moment des discussions sur le montant de la compensation. Cela signifie que même si une somme de Rs 1500 a été attribuée, elle ne représente pas un montant adéquat pour compenser la perte de pouvoir d’achat des Mauriciens. De plus, de nouveaux éléments, tels que le paiement des forfaits Internet, font désormais partie des dépenses courantes des Mauriciens, mais ne sont toujours pas pris en compte dans ce calcul. Serait-il donc exagéré si les syndicalistes demandaient une révision à la hausse des allocations et autres prestations sociales ? Certainement pas !

Ne craignez-vous pas que le gouvernement soit tenté d’accepter toutes sortes de demandes simplement pour gagner en popularité aux prochaines élections et ainsi culminer son troisième mandat consécutif ?
Je n’ai aucune crainte à ce sujet et je ne ramène pas le débat à un aspect politique. Chacun dans la société est appelé à prendre ses responsabilités. Si un membre de l’opposition estime qu’une décision n’aurait pas dû être prise car le gouvernement n’a pas les moyens de le permettre, il ne suffit pas de le dire à la presse. Il faut apporter des arguments pour soutenir ces propos et ne pas se contenter de faire de la propagande. Le Mauricien n’est pas idiot. Il sait comment exprimer son vote judicieusement.

Nous souhaitons une cour industrielle dans chaque district afin d’accélérer les cas des travailleurs»

Vous demandez le renouvellement des allocations du MRA pour une année supplémentaire, ce qui a coûté près de Rs 6 milliards en 2023. Pensez-vous que cette demande est justifiée, surtout compte tenu des indicateurs économiques tels que la croissance, une baisse de l’inflation et une augmentation des recettes touristiques et fiscales?
Le salaire minimum est passé de 12 075 à 16 500. Ce montant représente la sécurité alimentaire. Il est nécessaire d’accorder un petit plus à quelqu’un pour satisfaire ses besoins et ceux de sa famille en termes de divertissement, par exemple. Car avec Rs 16 500, c’est seulement suffisant pour ne pas mourir de faim. Si nous étions dans une période difficile, peut-être que nous n’aurions pas fait une telle demande. Mais le pays dispose de ressources financières. Les recettes du Consolidated Fund augmentent chaque année de 10% à 15 %, notamment grâce aux revenus fiscaux. Si même lorsque les indicateurs ne sont pas au rouge, vous n’accordez pas à ce peuple les moyens de générer un sentiment de bien-être au sein de leur famille, à quoi servez-vous en tant que gouvernement ? Il est crucial de considérer le bien-être du peuple.

Certains économistes mettent en garde contre l’illusion monétaire, affirmant que même si les citoyens peuvent avoir plus d’argent en poche, cela ne se traduit pas nécessairement par un réel pouvoir d’achat amélioré en raison de l’augmentation des prix des biens de consommation. Comment répondez-vous à cette préoccupation ?
Les économistes admettent eux-mêmes que les prix augmentent. Quelle aurait été la situation de ces personnes si elles avaient moins d’argent dans leurs poches ? En obtenant cette allocation, malgré l’augmentation des prix, cela permet de limiter les dommages et le stress engendrés par cette situation. Récemment, cette même catégorie d’économistes disait que les PME n’allaient pas pouvoir payer le salaire minimum de Rs 16 500. C’est probablement vrai pour certaines entreprises dont les activités ont été impactées par la Covid-19, mais c’est là que le gouvernement intervient en tant que soutien. Toutefois, il faut aussi regarder l’autre face de la médaille. En augmentant le pouvoir d’achat des consommateurs, ce sont surtout les PME qui vont en bénéficier car elles ciblent essentiellement le marché domestique. La récession ne se résout pas en restreignant le pouvoir d’achat des consommateurs. C’est le contraire qui est vrai, car cela permet de stimuler l’économie domestique, profitant à l’ensemble du pays.

Nous faisons donc face à un phénomène de dépopulation»

Quels sont les principaux défis que vous voyez dans le budget à venir et quelles mesures spécifiques proposeriez-vous pour y faire face, en tenant compte à la fois des besoins des travailleurs et de la santé économique globale du pays?
L’un de nos principaux soucis aujourd’hui est notre situation démographique. Nous observons un vieillissement de la population d’une part, tandis que nos jeunes de moins de 35 ans sont encouragés à quitter le pays, d’autre part. Parmi ces jeunes, il n’y a pas uniquement des intellectuels, mais aussi des travailleurs manuels. Nous faisons donc face à un phénomène de dépopulation.

Parmi les solutions à ce problème, il y a l’accord de soutien visant à encourager les couples à avoir plus d’enfants, Maurice figurant parmi les 5 premiers pays où le taux de natalité est le plus bas. Cela impliquerait une augmentation du congé de maternité, étant donné que 3 mois ne sont pas suffisants. Nous avons ainsi proposé de le doubler ; 4 mois pris en charge par les employeurs et 2 mois financés par le CSG. Nous avons également suggéré que, après l’école maternelle, les services de crèche devraient être rendus gratuits, sachant que leur coût varie entre Rs 5,000 et Rs 13,000 par mois.

Mais vous conviendrez sûrement que nous ne pouvons pas empêcher un jeune de tenter sa chance à l’étranger pour avoir une vie plus décente ?
Certes, mais il est crucial de réfléchir à la nécessité de renouveler notre population. Cela pourrait passer par l’immigration de travailleurs étrangers à Maurice. Plutôt que de leur accorder simplement un permis de travail temporaire, il serait plus approprié de leur octroyer un «occupation permit», sous réserve qu’ils remplissent des critères spécifiques définis. Nous sommes une terre d’accueil pour les migrants, nous sommes tous issus de migrations. Quel préjudice y aurait-il à ce que d’autres migrants viennent s’établir chez nous ? Ou alors, préférerions-nous accueillir des migrants pour leur contribution financière, mais qui sont trop âgés pour fonder une famille ? Il sera donc nécessaire de réviser nos lois régissant les travailleurs migrants, qui sont parmi les plus rétrogrades dans le monde – Maurice ayant été pointé du doigt pour le «wage theft» et le «forced labour» – afin que nous puissions accueillir davantage de migrants pour travailler chez nous.

Y a-t-il d’autres priorités sur lesquelles le prochain exercice budgétaire doit se pencher ?
En effet, pour assurer la stabilité du pays, il est nécessaire d’adresser la corrélation des salaires, que ce soit dans le secteur privé ou public, notamment après l’augmentation du salaire minimum. Aujourd’hui, par exemple, un aide-chauffeur peut toucher un salaire plus élevé qu’un chauffeur ayant davantage d’années d’expérience. Il est donc urgent d’initier un «early report» du PRB pour une reclassification, tel que cela a été annoncé pour le secteur privé pour ce mois de mars 2024. Je suis conscient qu’il existe actuellement deux puissants groupes de pression dans le secteur privé qui s’opposent à cette reclassification d’une part, et qui pousse pour une législation différente pour les travailleurs étrangers, d’autre part. Ce qui est anticonstitutionnelle, bien évidemment.

Y a-t-il des domaines spécifiques du budget où vous pensez que des coupes pourraient être faites ou des réallocations de fonds pourraient être envisagées afin de mieux répondre aux priorités sociales et économiques du pays ?
Absolument. Le budget offre une occasion idéale d’introduire des mesures correctives visant à garantir d’une part une bonne gouvernance et à réduire les dépenses inutiles. Pour y parvenir, il est impératif de développer un « e-gouvernment. » En d’autres termes, il faut investir dans les technologies de l’information pour réduire les risques de trafic d’influence et de bureaucratie excessive. Cela permettra d’établir un système de vérification et d’équilibre. De plus, il est nécessaire d’investir dans la création d’une cour industrielle dans chaque district afin d’accélérer le traitement des affaires relevant de cette juridiction, y compris les cas de violation des droits des travailleurs. Nous avons également plaidé pour que les jugements dans ces affaires soient rendus dans des délais spécifiques, ce qui n’est pas actuellement possible en raison d’un engorgement des tribunaux industriels. En outre, il est crucial de veiller à ce que les bonnes personnes occupent les postes adéquats pour garantir le bon fonctionnement des institutions.

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