La prévention dans les écoles et autres institutions éducatives est essentielle vu le phénomène de rajeunissement des consommateurs des drogues à Maurice. C’est l’avis d’Imran Dhannoo, responsable du centre de désintoxication Dr Idrice Goumany, à Plaine-Verte. Il répond à nos questions.
Quelle est la situation actuelle de la drogue à Maurice, surtout en prenant en considération le dernier rapport du National Drug Observatory ?
D’emblée, il convient de souligner qu’en parlant des drogues aussi connues comme des substances psychoactives, nous avons aussi les drogues légales telles que la cigarette, l’alcool, sans oublier les mésusages des produits pharmaceutiques ou autres produits psychotropes. Bien qu’aucune étude de prévalence récente n’ait été effectuée à Maurice pour déterminer la consommation des cigarettes et de l’alcool, il est clair que la consommation de ces produits légaux est en hausse parmi les jeunes. Par rapport aux drogues illégales, le rapport du ‘National Survey Among People who use drugs in Mauritius’ de la National Drug Secretariat en date de décembre 2021, estime que le nombre des consommateurs problématiques des drogues comme le ‘brown sugar’ et la drogue synthétique s’élève à 55 000.
La famille en elle-même est un facteur de prévention contre les drogues»
Est-ce un nombre fiable, selon vous ?
Il est évident que ce chiffre est bien en-dessous de la situation réelle sur le terrain. Le nombre est beaucoup, beaucoup plus élevé. L’incidence de la consommation de la drogue synthétique a pris l’ascenseur depuis ces dernières années surtout parmi les jeunes eu égard à son accessibilité facile et son coût modique. D’où la raison de faire une grande étude de prévalence dans le pays pour déterminer le nombre croissant des personnes affectées par ce phénomène qui touche ville et village sans distinction de classe. On constate au Centre Dr Idrice Goumany que la quasi-totalité des personnes qui sollicitent notre aide médicale et psychologique ont presque toutes font l’expérience avec une drogue illicite en-dessous de 18 ans, c’est-à-dire pendant qu’elles étaient mineures.
Estimez-vous qu’il existe à présent une banalisation des délits de drogue ?
Bien qu’il existe au sein de notre société une poignée de gens qui jouent à l’autruche par rapport aux problématiques de drogue dans le pays, je pense que la population mauricienne dans son ensemble considère le problème du trafic des drogues comme étant un fléau et un danger délétère pour notre pays dont son unique ressource est son capital humain. Le nombre de ‘drug related offences’ est en hausse. Les arrestations sont presque quotidiennes. Malgré tous les efforts déployés par les autorités concernées, les drogues mortelles comme le ‘brown sugar’, les drogues synthétiques et amphétaminiques continuent de pénétrer sur le sol mauricien. Beaucoup de parents sont effrayés à l’idée que leurs enfants puissent être happés par ce fléau addictif tandis que d’autres pensent qu’ils sont à l’abri de ce mal.
Avez-vous observé des tendances spécifiques ou des changements dans le profil des utilisateurs de drogues ces dernières années ?
En effet, ces dernières années, on a noté un changement dans le profil des consommateurs des drogues. Dans une des études effectuées par l’université de Maurice quelque années de cela sur le thème ‘Drug use among young adults in Mauritius : Measuring the socio-economic costs’ auprès d’un échantillon de 650 jeunes adultes de 18 à 35 ans à Maurice et Rodrigues, mention était faite que « the profile of the young Mauritian who uses drugs in the sample is a male aged mainly between 21 and 30 years, single, have at least passed HSC and have relatives and friends using drugs ». On assiste ainsi à un rajeunissement des consommateurs tout comme une féminisation des usagers. C’est maintenant un problème national et pas seulement un problème des régions périphériques des villes ou des faubourgs urbains.
L’Imam d’une mosquée doit jouer son rôle dans la prise de conscience des fidèles»
Il n’est pas rare de voir écoliers et collégiens consommer de la drogue. Comment peut-on leur venir en aide ?
Protéger nos jeunes est la responsabilité partagée de tout un chacun. La famille en tant qu’agent de socialisation primaire doit assumer sa responsabilité. Les autres acteurs comme l’école, les institutions promouvant le bien-être de l’enfant et des jeunes doivent tous assumer leur responsabilité. Nous devrions développer une politique de la prévention axée sur le développement holistique de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il devient majeur. Le United Nations Office on Drug and Crime a développé des documents sur les bonnes pratiques par rapport à la prévention contre les drogues depuis la petite enfance, et ce, jusqu’à chaque stade du développement d’un individu et ceci sur différents plans que ce soit sur le plan personnel, familial, scolaire, médical, sanitaire, sur le lieu du travail et la communauté.
Les campagnes ne sont-elles pas efficaces à Maurice ?
Il faut plus des campagnes de prévention basées sur les bonnes pratiques dans tous les établissements du pays. Les établissements scolaires ayant une population captive, beaucoup d’interventions pédagogiques peuvent y être organisées pour cette population. Le ministère de l’Éducation implémente déjà le programme Drug Connected et le programme Rebound. Il faut toucher encore plus. Pour ceux qui sont touchés directement par ce fléau, ils pourront contacter le Centre Dr Idrice Goumany ou les services dispensés par le ministère de la Sante pour une cure et un suivi psychologique. Avec le nombre croissant de jeunes toxicomanes, il nous faudra beaucoup plus des travailleurs sociaux, psychologues et pédopsychiatres.
En parlant des écoles, quel devrait être principalement leur rôle dans la prévention et la sensibilisation ?
Leur rôle est incontournable. Ayant une population captive, les établissements scolaires ont tout le loisir d’organiser moult activités de prévention tout le long de l’année pour les élèves avec le concours des professionnels. Il faut plus d’activités éducatives et préventives pendant toute l’année en favorisant les bonnes pratiques en matière de prévention.
Etes-vous d’avis que les technologies modernes et les médias sociaux peuvent avoir une influence sur la consommation de drogues parmi les jeunes ?
Sans nul doute les technologies s’ils ne sont pas utilisées à bon escient et avec modération, risquent d’influencer les jeunes ayant une faible estime de soi et qui sont vulnérables à se laisser tenter et influencer par les tendances encourageant la consommation des drogues et autres comportements immoraux. Les jeunes qui ne sont pas bien encadrés peuvent penser que la totalité des jeunes se droguent, donc c’est une activité normative et « je peux le faire aussi ». Il ne faut aussi pas oublier le phénomène de darknet/web où des achats des produits illicites se font et qui est surtout très commun en Europe et aux États-Unis.
Quels sont les signes avant-coureurs que les parents devraient surveiller pour détecter une consommation de drogue chez leurs enfants ?
Les signes sont d’ordre physique, comportemental et psychologique tout en gardant à l’esprit la nature du produit consommé : incohérence dans la communication, tremblement, ‘blood shot eyes’, dilation des pupilles, changement dans l’appétit, baisse dans le niveau scolaire, manque d’intérêt, motivation en baisse, vol, renferment sur soi, engagement dans des activités illégaux, changement dans la personnalité, sautes d’humeur répétées, irritabilité, léthargique, paranoïa et délusions, pour ne citer que ceux-là.
Quelles mesures de prévention recommandez-vous aux familles et aux communautés pour lutter contre la consommation de drogues ?
La famille, en elle-même, est un facteur de prévention contre les drogues si elle joue bien son rôle eu égard à l’éducation et l’encadrement. Le Centre Dr Idrice Goumany implémente depuis l’année dernière le ‘Family United Programme’ qui est un programme de prévention ‘evidence-based practice’ développé par les Nations-Unies pour améliorer la relation entre parents et enfants. Par rapport à la communauté, il faut des programmes de prévention qui font appel aux gens de la communauté dans la mise en place de ces programmes de prévention en se basant sur les besoins des communautés.
En tant que responsable du Centre de désintoxication, Dr Idrice Goumany, quels sont les principaux défis rencontrés dans la lutte contre la drogue ?
Les défis sont multiples mais principalement le manque des ressources financières et humaines pour faire face à la demande. On aurait aimé recruter plus de travailleurs sociaux et des psychologues mais en l’absence des moyens on n’arrive pas à le faire. Dans ce combat, on ne peut travailler de façon isolée ; il faut la collaboration de tout un chacun en privilégiant le réseautage. J’en profite pour faire un appel aux entreprises de nous aider financièrement dans nos programmes.
Les actions de la police doivent être plus orientées vers le trafic des drogues que vers les consommateurs…»
Comment jugez-vous les initiatives gouvernementales actuelles pour combattre le trafic et l’abus de drogues à Maurice ?
Il faut mentionner que beaucoup a été par le gouvernement pour tacler ce problème, que ce soit sur le plan de la réduction de la demande et la réduction de l’offre. À travers la National Social Inclusion Foundation (NSIF), l’État aide beaucoup d’organisations non-gouvernementales dans leur programme d’intervention auprès des usagers des drogues. La Commission d’enquête sur le problème de la drogue a été une très bonne initiative avec des recommandations utiles. On a récemment eu l’introduction du ‘Drug user Assesment Panel’ pour éviter à ce que le consommateur de drogue n’aille en prison. On a eu la décentralisation dans la distribution de la méthadone qui est une bonne chose. On demande aussi à l’État de mettre à la disposition des centres de désintoxications des médicaments pour désintoxiquer les toxicomanes qui ne veulent pas suivre le programme de la méthadone.
Comment les initiatives gouvernementales peuvent-elles être améliorées ?
Il faut plus de campagnes de prévention dans les écoles et établissements scolaires. Les autorités doivent être plus sévères vis-à-vis des trafiquants et autres vendeurs de drogues. Les actions de la police doivent être plus orientées vers le trafic des drogues que sur les consommateurs qui sont des malades.
La stigmatisation des drogués est bien ancrée dans notre société. Comment soutenir les efforts de réhabilitation et de prévention ?
La stigmatisation reste un frein à la réhabilitation des usagers des drogues. Le regard de la société vis-à-vis du consommateur qui a fait sa cure et sa réhabilitation doit être empreint de bienveillance. Les toxicomanes sont des malades. On ne choisit pas de devenir toxicomane mais un concours de circonstances et de facteurs de risque jalonnant sa vie a provoqué la bascule. Sans l’aide de la société, la réhabilitation deviendra difficile. Il est certes difficile de sortir de cette impasse, mais c’est possible avec beaucoup d’efforts et de soutien.
Un mot sur le rôle des mosquées et des hommes religieux dans ce combat.
Depuis quelques années, certaines mosquées ont été à l’avant-garde dans des campagnes de prévention du Centre Dr Idrice Guomany. La mosquée Noor-e-Islam à route Nicolay collabore depuis des années avec le centre dans le cadre des activités de prévention pour ses élevés. La mosquée Al Aqsa organise elle aussi régulièrement des activités de prévention avec l’appui du centre Goumany. Il faut aussi dire que beaucoup d’hommes religieux ont commencé à parler de ce fléau et du danger qu’il représente pour la société. Tout comme le professeur à l’école, l’Imam d’une mosquée a une responsabilité pédagogique et éducative, et il doit jouer son rôle dans la prise de conscience des fidèles fréquentant les lieux de culte. Les problèmes de la communauté doivent être abordés et des solutions proposées.
Le mot de la fin ?
Toute la population doit se sentir concernée par la problématique de la drogue. C’est un problème très complexe. Avec la collaboration de tout un chacun couplée à une forte volonté politique de combattre le trafic et la corruption, on pourra diminuer son ampleur. Nos politiques sociales, économiques, sanitaires, écologiques et la justice sociale constituent des facteurs de protection pour protéger notre population et leur donner l’espoir d’un avenir meilleur. Tous nos politiciens, peu importe leur bord politique, doivent se concerter pour résoudre ce problème national du pays.