Non, il ne s’agit pas des images de ce que nous savons tous. Certes, il faut en parler, car c’est inhumain ce qui se passe là-bas. Il faut savoir et faire savoir qu’un génocide n’est pas loin. Mais à force de regarder ces images, une certaine limite est atteinte.
D’abord, chaque être humain possède une constitution différente et tout le monde ne réagit pas pareillement. Pour la plupart, il y a un choc d’abord, une tristesse immense ensuite, des larmes peut-être. Ensuite, encore du chagrin, une colère aussi. Et quoi encore ? Encore des pleurs possiblement, une indignation indescriptible, davantage de rage face à son impuissance, car on arrive à faire rien d’autre que dire la même chose. Voir ces images encore et encore, des fois les mêmes en boucle, n’est pas nécessairement pour tout individu la meilleure façon d’exprimer sa peine. Il y a parmi nous des gens psychiquement fragiles, trop souvent sans qu’ils en sont conscients eux-mêmes. Quelle est l’utilité recherchée en regardant certaines images de façon répétée ? La foi augmente-t-elle avec la quantité de fois que nous visionnons ces massacres ? Les regarder ne les arrête pas en soi.
Soi-même
On devient soi-même un corps sans tête si on ne fait uniquement rien d’autre que scruter ces images indescriptibles jours et nuits. On est affligé, on ressent une frustration, on est pris d’un dégout même. Si nous ne faisons pas attention, le désespoir est inévitable. Peut-il en être autrement ? Certains peuvent se laisser gagner par une haine. C’est si facile dans ces cas. Le corps vit toutes ces émotions et la tête devient vide, car trop pleine des mêmes atroces images. À quoi sert-il de penser quand chaque image nous renvoie à notre incapacité de faire quoi que ce soit ?
Il faut se soucier du sort des Palestiniens, mais cela ne se mesure pas au nombre d’heures qu’on passe sur son portable ou devant la télévision à fixer les images de leur souffrance. À un moment donné, une saturation est atteinte et si on ne fait pas attention on peut se perdre soi-même en perdant sa tête. Chacun doit connaître soi-même ses propres limites. C’est improbable que ces images deviennent une banalité, mais une indifférence n’est pas à écarter chez certains. Si nous voulons aider les Palestiniens, il faudra se ressaisir. Il faudra agir, mais comment le faire si on n’a plus tout son esprit. Pour regagner toute sa tête, il n’y a rien comme se servir de son cœur pour établir la conscience intime de Celui qui est Le Créateur. Il y a beaucoup qui diront qu’il faut des actes, des stratégies, des démarches concrètes…mais que peut-on faire si on n’a rien dans la tête ? Et qu’est-ce celle-ci sans la lumière de la foi en Celui qui l’a créée ?
La communauté
Notre communauté est en cet instant un corps bien vivant face au massacre des Palestiniens. Comme l’affirme la tradition prophétique, nous voyons les musulmans à travers leur bonté, leur affection et leur attachement mutuels constitués comme un seul corps. Quand l’un des membres corporels souffre, la fièvre et l’insomnie font souffrir tout le corps. Nous subissons une désolation lorsque nous témoignons le massacre des Palestiniens, même si rien n’est comparable ici à ce qu’ils vivent là-bas. Ils vivent la mort chaque moment. Et pour comprendre cela, il ne faut pas obligatoirement être musulman : il suffit d’être humain. Comme nous devons souffrir aussi lorsque n’importe quel innocent est tué, qu’il soit Palestinien ou non, musulman ou non, proche ou non. Nous appartenons à la même communauté, des frères et sœurs en humanité.
Comme un seul corps, la communauté musulmane a toujours été unie dans sa solidarité envers le peuple martyrisé de la Palestine. Des fois, plus sérieusement que d’autres. Il n’y a aucun doute que nous remarquons une multitude d’initiatives de compassion, de support et de sympathie envers les Palestiniens en ces jours, allant des invocations spécifiques dans les prières à la collecte de fonds en passant par des appels au boycott, des marches ou des rassemblements. Mais où est la tête de cette communauté ? Il n’y a que des parties dispersées d’un corps qui se bougent. Sommes-nous ce corps vivant qui souffre en effet lorsqu’un de ses membres est affecté, mais qui est en vérité un corps sans tête ? Imaginons si tous ces agissements pour la justice et les droits des Palestiniens, à droite comme à gauche, étaient réfléchis, coordonnés, connectés intelligemment entre eux, conduits et gérés efficacement par un système harmonieux avec une vision, des priorités et un plan ayant des objectifs clairement définis ? À défaut d’un leadership éclairé, comme un corps sans tête, nous pouvons nous demander où allons-nous finalement ?
Le monde
À l’échelle de la planète également, du Nord au Sud, dans le monde musulman et ailleurs, comme un seul corps, le monde exprime sa douleur en solidarité face au massacre des Palestiniens. Des activistes juifs, y compris des rabbins parmi, se joignent même à un mouvement de protestation devant la Maison Blanche et le Congrès des États-Unis. Le carnage d’innocents Palestiniens de l’hôpital anglican a plus que bouleversé le monde entier, arrivant au moment même où le Président Biden visite l’état sioniste pour explicitement réaffirmer son soutien inconditionnel à Netanyahu. Il exonère aussitôt de tout blâme ce dernier en imputant à une « other team » le massacre. Ce n’est qu’après que son Administration, comme aussi d’autres à l’instar de Rishi Sunak, parleront de l’importance d’une enquête.
Qu’en est-il des chefs d’états à la tête des pays musulmans face à ce que certains, y compris en Israël, appellent de génocide des Palestiniens ? D’abord, il y a eu un coup d’arrêt à la normalisation programmée des relations de l’Arabie saoudite avec Tel Aviv. Ensuite, d’un côté Blinken se fait attendre à Riad alors que son chef, lui, Biden, n’est pas reçu à Aman. Dans ce contexte, il y a même une rare conversation entre les têtes du gouvernement de l’Iran et de l’Arabie saoudite se concertant à propos du sort des Palestiniens. Tous refusent de recevoir encore des centaines de milliers, voire des millions, de réfugiés de la Palestine, nullement parce qu’ils tournent le dos à ces derniers mais car ils identifient là une fausse solution, sinon la source possible d’un nettoyage ethnique, une autre naqba. Est-ce un sursaut d’une intelligence collective à la tête ces pays ? Sinon y a-t-il un cerveau, ailleurs, qui a manigancé ce qui a démarré comme un piège pour la résistance au régime sioniste et finira comme une normalisation totale des relations avec ce dernier, sans rien en contrepartie pour les Palestiniens complètement anéantis, une seconde Déclaration Balfour ?
Si le monde musulman, et même au-delà, est comme un seul corps qui réagit à la souffrance des Palestiniens, comme cela se doit pour tous ceux qui sont opprimés, est-il un corps qui a une tête ? La tête est synonyme de leadership, du pouvoir d’orienter dans la bonne direction, d’un commandement légitime et d’une autorité bien guidée. La tête représente aussi une continuité essentielle à l’existence d’un organisme, car elle demeure alors que d’autres membres peuvent ne plus être présents ou fonctionnels à un moment ou un autre. Où est la tête du monde musulman, voire du monde contemporain plus largement, quand le conflit israélo-palestinien n’est qu’une parmi les crises les plus épineuses de notre temps ? Vers où cette tête, si elle existe, emmène le monde ? N’y a-t-il pas que seulement un corps, sans tête, qui montre des signes de vie de temps à autres ?
Conclusion
Un corps sans tête, c’est le monde, la communauté, soi-même peut-être… des images du réel. Quant au vrai corps sans tête, l’évidence du massacre des Palestiniens, il n’a aucun sens. Sauf si nous avons la foi que la mort n’est pas la fin, que la vie de l’au-delà est infiniment meilleure, que justice sera faite sans aucun doute. Cette même foi nous enseigne que ce monde, cette communauté, ce soi-même ne sont que des épreuves d’une existence d’engagement sur cette terre, une vie qui n’est somme toute qu’une illusion qui dure moins qu’un battement de l’œil dans le temps infini.
Et si ce message n’est qu’un corps sans tête, aussi, arrêtons-nous alors à l’essentiel. Comme pour soi-même, pour la communauté et pour le monde aussi, il faut avoir « en tête » que la seule finalité qui compte est la conscience du Créateur. À Lui nous appartenons et vers Lui nous retournons.
« …Dieu choisit/rapproche vers Lui qui Il veut, et guide vers Lui quiconque se tourne vers Lui »
– Le Coran 42 :13.
Par PROF. KHALIL ELAHEE