Le directeur de Cerebro, cabinet de conseil en stratégie et communication, Javed Bolah, décortique les stratégies de communication des partis politiques et des politiciens à l’approche des Législatives. Selon lui, les réseaux sociaux auront encore une place importante durant la campagne électorale.
« Facebook a joué un rôle significatif en 2014 et 2019 »
Plus d’un million de cartes SIM ont été enregistrées en dépit d’une forte opposition à ce projet et à un recours à la justice. Cela vous surprend ? Comment expliquez-vous cela ?
Dans toute société, il existe un certain nombre de personnes qui sont généralement à l’aise avec les formalités, les procédures et les routines administratives ; et elles ont tendance à se conformer très facilement aux instructions données par les autorités. Cela leur permet de se sentir en sécurité, de ne pas prendre de risques et de ne pas avoir à faire face à des situations inattendues.
Par contre, selon les chiffres avancés par l’Information and Communication Technologies Authority (ICTA), environ 1,3 million des 2,4 millions cartes en circulation ont été réenregistrées. Cela signifie que 1,1 million (44%) n’ont pas été réenregistrées, malgré les menaces de désactivation et les pressions alléguées des opérateurs de téléphonie et les banques. Ce degré de réticence conséquente laisse supposer que les arguments en faveur du réenregistrement n’ont pas totalement convaincu, ce qui explique ce genre de désobéissance silencieuse.
« Élections générales : les bases sont jetées pour influencer l’opinion publique »
Nombre de Mauriciens ne voient aucun inconvénient surtout à l’approche des élections générales qui verront l’émergence des snipers. Ont-ils raison ?
Vous savez, étant continuellement exposés à des situations incohérentes et d’attentes déraisonnables, les Mauriciens ont développé la tendance à s’habituer à l’insensé. On finit par considérer comme banal le fait d’accepter des choses qui sont en réalité inacceptables.
C’est dans ce genre de contexte que pullule les snipers et les faux profils. Pour les prochaines élections, les bases sont déjà jetées pour influencer l’opinion publique en diffusant des messages et contenus manipulés, souvent négatifs ou injurieux envers les adversaires politiques.
Il est donc essentiel que les citoyens soient vigilants face à ces pratiques, qu’ils s’informent et s’éduquent pour faire des choix éclairés.
En tant que spécialiste en communication, comment pensez-vous que les réseaux sociaux pourront influencer cette campagne électorale ?
Facebook a joué un rôle significatif dans la campagne électorale de 2014 et celle de 2019. Avec plus 76% de la population mauricienne sur Facebook aujourd’hui, l’influence des réseaux sociaux en sera de même, sinon plus, pour les prochaines élections. TikTok, qui est dans le Top 3 des plateformes les plus consultées par les Mauriciens, y jouera également un rôle non-négligeable. Il est prévisible que l’on cherchera à toucher les Mauriciens là où ils sont et la campagne se passera donc beaucoup sur internet. En même temps, avec des vidéos manipulées, fake news, coups bas, attaques diffamatoires – les Mauriciens ont intérêt à se préparer pour voir de toutes les couleurs.
Y a-t-il suffisamment de garde-fous en ligne ?
C’est un sujet très sensible et complexe. La réponse se décline en deux volets principaux. D’abord, la régulation des contenus et la surveillance étroite, et puis, l’intervention répressive en cas de contenus jugés inappropriés. En 2023, des modérateurs mauriciens ont été recrutés par TikTok et Facebook. À titre d’information, les ‘Fact-Checkers’ de Facebook ont des liens étroits avec l’université de Maurice. Quant aux modérateurs mauriciens de TikTok, ils ont été nommés en octobre 2023 durant une cérémonie en présence du ministre des TIC.
D’autre part, il existe à Maurice un arsenal légal assez répressif, voire intimidant, pour contrer les contenus considérés comme agressifs. Il est donc souhaitable que ces parties prenantes, qui seront amenées à jouer un rôle actif dans les prochains mois, soient à la hauteur de leurs responsabilités et s’efforcent de créer un équilibre neutre et solide entre la liberté d’expression et la protection de la société.
« La campagne se passera beaucoup sur internet »
Mais à ce jour, les partis politiques ne donnent aucun signe de vouloir privilégier la campagne virtuelle sur la campagne traditionnelle. Se mettent-ils en marge de la révolution numérique ?
Pas tout à fait. Les partis politiques et les politiciens individuellement sont de plus en plus connectés et sont déjà bien présents sur les plateformes les plus populaires. Mais, il semblerait que certains peinent plutôt à élaborer et mettre en œuvre des stratégies de campagne cohérentes et efficaces. En toute franchise, nos politiciens n’ont jamais autant parlé et été autant vu – et pourtant n’ont jamais aussi peu touché les Mauriciens.
Une bonne partie de ce que j’ai observé jusqu’à présent ne fait qu’évoquer la mesquinerie et la violence des attaques sous la ceinture qui vont suivre. C’est dommage.
De toute façon, il ne suffira pas de se limiter aux réseaux sociaux pour influencer les différents segments de l’électorat. Une stratégie multicanale qui combine les avantages des réseaux sociaux avec les canaux traditionnels est un passage obligé pour répondre aux besoins de chaque segment demeure la formule la plus efficace.
Risquent-ils d’être déconnectés de cette jeune génération qui votera pour la première fois et qui ne jure que par les réseaux sociaux ?
En effet, pour la jeunesse actuelle, les millenials (ceux qui sont nés après l’an 2000), les réseaux sociaux sont une part intégrante de leur vie quotidienne et ils sont habitués à consommer des informations de manière différente de leurs ainés. Et peu savent comment s’y prendre avec eux.
Un simple micro-trottoir vous indiquera que la plupart de ces jeunes ont grandi avec l’idée que les politiciens sont majoritairement corrompus et incompétents. Alors, ils se désintéressent de la politique. Les élections sont perçues pour beaucoup d’entre eux comme des événements éloignés, sans influence sur leur quotidien ou à venir.
C’est un problème à deux têtes : attirer les jeunes vers la politique et les faire adhérer à leur discours.
Quel langage et quel outil doivent utiliser les leaders politiques pour avoir l’oreille des jeunes électeurs ?
Il est important que les politiciens s’instruisent sur les habitudes de consommation de l’information de cette génération. C’est de tenter de toucher un public qui ne lit pas les journaux, qui écoute peu la radio ou qui ne regarde pas la télévision. Je ne leur fais pas l’injure de dire qu’ils ne sont pas informés. Ils sont informés par des vecteurs sociaux (famille, amis, collègues de travail, etc.) et bien sûr, par le vecteur d’internet (incluant les réseaux sociaux). Alors, si l’objectif est d’amener un nouveau public à la politique, pour l’instant, le moins qu’on puisse dire, c’est que le succès est mitigé.
Comment les partis politiques peuvent-elles formuler une campagne hybride qui touche toutes les générations ?
En fait, sans plan stratégique, ça ne peut pas marcher. Dans une approche similaire aux entreprises privées, il est d’abord nécessaire de comprendre les besoins et les préoccupations spécifiques de chaque audience, chaque profil d’électeur, pour que la vente du produit soit possible. Toutefois, je note un attachement à la routine, à une réticence d’abandonner des stratégies éprouvées et fatiguées. Cela ne changera en rien si nous avons des pensées vieilles, et des cultures politiques vieilles qui sont véhiculées par des instruments d’aujourd’hui.
En résumé, s’il n’y a pas de la communication stratégique, ils risquent de se retrouver déphasés par rapport à l’électorat. Ceci dit, écumer les marchés, sillonner les salles des fêtes, entre autres, restera un passage obligé pour maintenir un vrai contact humain avec les électeurs.
La vanne des spéculations sont grandes ouvertes autour de la tenue de l’élection partielle au No 10. Est-ce un mirage ?
Selon les experts en constitution, ne pas initier les procédures pour l’organisation de cette élection partielle serait une défection du système électoral. D’autres vous disent que l’élection d’un nouveau député à quelques mois des élections générales est une manœuvre coûteuse et inutile. Quelles que soient les spéculations et les interprétations, une tactique politique consistant à dissoudre le Parlement juste avant la tenue de l’élection partielle tient la route. Elle offrirait au parti au pouvoir, ainsi qu’à l’opposition, plus de temps pour sa campagne des élections générales.
Souhaiteriez-vous qu’on aille directement aux Législatives ?
Soyons réalistes, Maurice est déjà en campagne pour les élections générales, même si ce n’est pas encore officiel. Le plus longtemps nous serons exposés à une quantité excessive de propagande, plus grand est le risque de voir des électeurs fatigués et désaffectés. De plus, on se donne le temps de retomber dans les conflits potentiels de clivage et des attaques extrêmes pour attirer l’attention sur ou de dénigrer leurs adversaires. Quel que soit le jeu politique en cours, faire perdurer ce climat d’anxiété ne fera que troubler le service public, le climat des affaires et, par conséquent, l’économie.
Avez-vous remarqué des différences significatives entre le discours des différents leaders politiques ? Si oui, lesquelles ?
Les styles de discours des leaders politiques mauriciens sont distincts, mais ils partagent quand même certaines caractéristiques communes. Ils utilisent régulièrement un langage simple pour expliquer leurs idées. Ils mettent tous l’accent sur la nécessité d’un leadership fort. Et, ils restent plus ou moins respectueux dans leurs discours. Mais parfois, les styles de discours changent selon les objectifs qu’ils poursuivent ou l’environnement où ils se trouvent, démontrant un mélange, à différentes doses, de ces 5 styles.
1. LE DIRECT ET FRANC : Celui du leader charismatique. Son style de discours est direct et franc, il parle aux gens dans leur langue et ne craint pas de s’exprimer avec clarté. Il est connu pour ses propos vigoureux et ses attaques personnelles contre ses adversaires politiques. Cependant, ce style peut également être perçu comme trop agressif et brutal.
2. LE STYLE ÉLUÉ ET ÉRUDIT : Éloquence élevée et une grande connaissance des affaires politiques et économiques. Son style est plus élitaire et érudit, il s’adresse à un public cultivé et éduqué. Cependant, ce style peut l’empêcher d’atteindre un public plus large.
3.LE STYLE POPULISTE ET EMOTIF : Langage populaire et un ton émotif. Il s’adresse aux gens du peuple et se présente comme un défenseur des intérêts des plus démunis. Cependant, ce style peut également être perçu comme trop sentimental et manquant de substance.
4.LE STYLE TECHNOCRATIQUE ET EFFICACE : Langage technocratique et sobre. Cependant, ce style peut également être perçu comme trop distant et ne faisant pas preuve d’émotion.
5. LE STYLE TRADITIONNEL ET PATERNALISTE : Utilisation régulière des réminiscences historiques et des références à sa carrière politique pour valider ses arguments. Son langage est plus formel et autoritaire, ce qui peut être perçu comme déconnecté des réalités contemporaines.
Quelles tendances émergent actuellement dans la communication politique ?
Il devient de plus en plus dur aujourd’hui pour les politiciens d’impacter l’opinion publique. Et on a l’impression qu’à chaque nouvelle élection, il faut faire encore plus sur les réseaux sociaux, partout. La communication politique est en constante évolution, et les dernières années ont effectivement vu émerger de nouvelles tendances qui bouleversent les règles du jeu. Voici quelques-unes des tendances émergentes qui suscitent des débats et des inquiétudes :
1. L’utilisation de la désinformation pour influencer l’opinion publique.
2. Les fake videos : Les technologies de montage vidéo ont permis aux partis politiques de créer des contenus faux qui peuvent tromper les électeurs. Cela peut inclure des vidéos truquées, des faux témoignages ou des fausses déclarations.
3. La voix clonée : La technologie de ‘voice-cloning’ permet d’attribuer des discours pernicieux aux adversaires.
4. L’analytique de données : Certains politiciens utilisent désormais l’analytique de données pour comprendre les comportements électoraux, cibler leurs messages et mesurer l’impact de leurs campagnes.
Quels devront être les principaux éléments de langage utilisés par les leaders politiques pour séduire l’électorat mauricien ?
Ces éléments incluent la clarté, la compétence, la sincérité, la passion, la confiance et, surtout, une ligne narrative claire.
Quels sont les pièges à éviter pour les partis politiques lorsqu’ils communiquent avec l’électorat ?
D’abord, il y a le piège de l’autopromotion au lieu de mettre l’électorat au centre de votre discours.
Puis, il y a le piège de la manipulation. Les électeurs sont de plus en plus sensibles à la manipulation et aux mensonges. Il est essentiel de rester honnête et transparent dans votre communication, même si cela signifie partager des informations difficiles à entendre.
Enfin, le piège de la communication par résonance. Il est tentant de parler aux électeurs qui vous appartiennent déjà, mais cela peut empêcher les autres d’entendre vos messages. Il est essentiel de parler aux électeurs qui sont toujours en mode réflexion et de les écouter pour comprendre leurs besoins.
Si vous deviez donner un conseil aux leaders politiques actuels en matière de communication, quel serait-il ?
Soyez authentiques, honnêtes et transparents, agissez, parlez et utilisez les médias sociaux de manière responsable.
Qu’appréhendez-vous lors de la prochaine campagne électorale ?
Dans une île où les cultures s’entremêlent et où les revenus moyens sont la norme, les élections sont souvent un jeu de tension entre les intérêts de différents groupes sociaux et religieux. Je suis de ceux qui croient que les enjeux de ces élections sont plus beaucoup plus élevés que ce que l’on entend. Certains politiciens peuvent être tentés par des discours dangereux. Avec le déluge de propagande qui s’annonce, les citoyens doivent d’abord vérifier les informations qu’ils reçoivent avant de les partager et de ne pas se laisser influencer par les rumeurs. C’est notre responsabilité à tous de défendre le savoir-vivre et le bien-être interculturel.