Thursday , 28 March 2024
Saajidah Dauhoo

Saajidah Dauhoo, présidente de SOS Poverty : «La classe moyenne est en train de s’appauvrir»

À la tête de SOS Poverty, à Vallée-Pitot, depuis plusieurs années, Saajidah Dauhoo est d’avis qu’on ne pourra pas éliminer complètement le problème de la pauvreté à Maurice. Au contraire, elle constate un appauvrissement de la classe moyenne. Entretien.

• La journée mondiale du refus de la misère a été observée, mercredi. Quel est votre constat de la pauvreté à Maurice ?
À Maurice, je constate que de petites actions sont entreprises dans différents endroits. Les actions sont en quelque sorte éparpillées et il y a aussi un manque de suivi dans la plupart des cas. Ce qui fait qu’on arrive difficilement à produire les résultats escomptés. Auparavant, selon les statistiques, on faisait état de 7000 familles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Désormais, ce chiffre est passé à plus de 11 000. Ce qui me pousse donc à dire que quelque part, les problèmes subsistent. Nous devons également être réalistes car le problème de la pauvreté ne sera pas éliminé du jour au lendemain.

Les parents doivent avoir la dignité et la volonté de pouvoir voler de leurs propres ailes.»

Vous êtes principalement active à Vallée-Pitot et dans les faubourgs avoisinants. Quelle est la situation de la pauvreté dans ces régions ?
Vu le nombre de gens qui viennent solliciter notre aide, je suis en mesure de vous dire qu’il existe encore un bon nombre de familles pauvres dans ces régions de Port-Louis. À Vallée-Pitot plus précisément, la situation n’a pas beaucoup évolué. Il existe encore des familles au sein desquelles seule la mère cumule des petits boulots ça et là alors que le père s’est, lui, complètement déchargé de ses responsabilités. On note aussi un manque de formation des parents. Ces derniers, qui ont eux-mêmes grandi comme des victimes de la pauvreté, ne savent pas vraiment comment prendre en charge les enfants. Et cela a été le cas depuis plusieurs générations. Mais j’estime que le plus important c’est que les parents doivent avoir la dignité et la volonté de pouvoir voler de leurs propres ailes. Au cas contraire, ce sont les enfants qui vont en subir les conséquences.

Malgré une présence accrue des ONG et autres associations caritatives dans le pays, pourquoi ne parvient-on pas à éliminer la pauvreté ?
Croyez-moi, je me suis tout le temps posée cette question également ! Mais une des raisons principales, c’est le manque de suivi à plusieurs niveaux au sein des familles vulnérables et qui sont en train de bénéficier d’une aide. On a tendance à seulement donner de l’argent, des denrées alimentaires ou autres à ces familles sans qu’il n’y ait un suivi approprié après. Le manque d’argent n’est pas l’unique paramètre pour dire qu’une famille est pauvre. Et aussi, il ne faut pas se voiler la face pour dire que toutes les ONG n’ont pas le même agenda. Certaines associations n’ont vu le jour qu’après la création des fonds CSR !

Certaines associations n’ont vu le jour qu’après la création des fonds CSR !»

Avons-nous une réelle volonté pour lutter contre la pauvreté ou faut-il un changement de mentalité ?
Il faut assurément un changement de mentalité. Bien qu’il y ait un grand nombre de gens qui font des donations, bien souvent, la plupart d’entre eux ne connaissent pas les réalités sur le terrain et la situation dans les familles vraiment vulnérables. Il ne suffit pas de donner de l’argent comme si pour « lave zot conscience » ou pour faire une faveur aux pauvres. Moi, personnellement, quand des personnes viennent me remettre leurs donations pour l’association, je les invite à venir visiter le centre pour voir comment le travail se fait et aussi pour qu’elles puissent donner un peu de leur temps à ces enfants. Le temps et l’attention accordés aux gens vulnérables sont très importants. Il faut que ces personnes puissent ressentir de l’émotion et prennent goût à nouveau à la vie.

L’assistanat a-t-il contribué à rendre certains Mauriciens plus vulnérables ?
Oui, un peu. Il y a encore cette mentalité de certaines personnes de toujours vouloir dépendre des autres. Mais il ne faut pas généraliser. Dans la plupart des cas, il faut un meilleur encadrement de ces familles pour qu’elles puissent devenir indépendantes. Mais il ne faut pas non plus qu’il y ait des abus. Si par exemple, une famille obtient les facilités pour devenir propriétaire d’une maison, elle doit encourir les frais y relatifs. Et non pas se dire « mone gagn lakaz, mo pa pou payer ». Cette mentalité doit changer si nous voulons évoluer. Cela dit, il existe plusieurs familles qui sont dans le besoin mais qui ne viendront jamais frapper à votre porte. Elles essaient de se débrouiller comme elles peuvent. Ce sont ces personnes qu’il faut identifier et leur  venir en aide.

Êtes-vous d’avis qu’il faut revoir nos stratégies et aussi la politique nationale lorsqu’il s’agit de venir en aide aux personnes qui vivent dans la pauvreté ?
Je suis d’avis qu’il le faut surtout au niveau du Social Register of Mauritius (SRM) car bien souvent les critères d’éligibilité pour une aide sociale sont assez inflexibles. Par exemple, si une famille touche Rs 50 de plus que le seuil d’éligibilité, elle ne bénéficiera d’aucune aide. Il est vrai qu’il faut une ligne de démarcation mais dans le cas des familles qui n’ont pas de revenus mensuels importants, je pense qu’il faudrait un peu plus de souplesse. Car, c’est la vie des gens qui sont en jeu et il faudrait analyser chaque cas individuellement. Et après, comme je vous l’ai déjà dit, c’est le suivi qui est primordial. À titre d’exemple, au niveau de SOS Poverty, comme nous mettons l’emphase sur l’éducation, nous avons une équipe qui vont faire des suivis dans les écoles pour voir si les enfants partent à l’école et s’ils ne viennent pas, nous essayons de savoir pourquoi.

Le temps et l’attention accordés aux gens vulnérables sont très importants.»

Selon vous, comment peut-on utiliser les fonds de CSR de façon plus efficace ?
Le CSR a sa raison d’être et dans mon cas, je l’utilise principalement pour la crèche et l’accompagnement scolaire des enfants. Nous avons constaté que plusieurs enfants, issus des familles vulnérables, souffrent de malnutrition et à cet âge, un repas équilibré est plus qu’important. Mais il est bien triste de constater que les fonds de CSR ne sont pas tout le temps utilisés pour soulager ceux dans le besoin. On a entendu des cas où l’argent du CSR avait atterri dans les poches des individus !

Projets modernes d’un côté, pauvreté de l’autre, risque-t-on une explosion sociale à l’avenir ?
Ce « décalage » est un gros problème. Aujourd’hui, le fossé entre les différentes classes sociales s’agrandit. Même la classe moyenne est en train de s’appauvrir en raison de la hausse du coût de la vie. Il faut l’avouer, tout le monde n’est pas concerné par les projets modernes. Il suffit de regarder les maisons au pied des montagnes à Vallée-Pitot ! Ceux qui se sentent exclus commenceront tôt ou tard à réfléchir. C’est dans la nature humaine. Les gens ont des désirs. Ce jeune, issu des bas quartiers, aurait lui aussi aimé avoir un smartphone. On pourrait comparer notre situation à Maurice comme celle d’un volcan endormi et il faudrait craindre une violente éruption.

Par ailleurs, comment peut-on rendre notre système éducatif plus inclusif ?
Il faut comprendre que chaque enfant n’a pas les mêmes dispositions lorsqu’il s’agit de l’éducation. Nous sommes tous différents. Mais quelque part, il est aussi malheureux de constater qu’un enfant en Grade 6 ne sait toujours pas lire. Nous avons eu plusieurs cas au centre. Le système éducatif n’a pas vraiment changé car la pression est toujours sur les épaules des enfants pour qu’ils ramènent de bons résultats académiques. Or, un enfant peut ne pas être brillant académiquement mais est doué pour faire quelque chose d’autre. Le plus important, c’est de lui apprendre à lire, à écrire et à compter, et ensuite le canaliser vers le domaine où il excelle.

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