Manisha Dookhony, économiste et Managing Partner à Rwenzori Consulting, aborde dans l’entretien qui suit, les points saillants des classements régionaux et internationaux où figure notre pays.
Depuis quelques années, Maurice se classe en première position dans le classement Mo Ibrahim pour la région africaine. Doit-on s’en réjouir ?
Il faut que l’on reconnaisse que Maurice a fait un grand pas dans la mise en place d’institutions pour la gouvernance. Nous avons des élections sans heurts. Nous avons une administration et un système judiciaire qui marchent. Mais la démocratie et l’espace politique ne doivent pas se limiter à une poignée de personnes. Il y a certainement des améliorations à faire pour que notre démocratie soit plus participative et accessible à tous. De plus, pour la sécurité et l’état de droit – un des sous indices du Mo Ibrahim Index – Maurice présente des ‘signaux d’avertissement’ en affichant une tendance négative au cours des cinq dernières années. Même si la tendance au cours de la dernière décennie reste positive, il y a une détérioration à une cadence moyenne de -0,15 point par an depuis 2012. D’ailleurs au niveau de la sécurité, on le sent bien avec tous les crimes et violences qui se passent dans le pays.
Ce classement donne-t-il une réelle indication que notre pays se trouve dans une bonne phase socio-économique ?
Le Mo Ibrahim Index mesure les éléments suivants : la sécurité et l’état de droit, la participation et les droits de l’homme, les perspectives économiques durables et le développement humain. En ce qu’il s’agit des perspectives socio-économiques, notre économie a maintenu le cap d’une croissance. Mais au niveau des droits et du développement humain, nous n’avons pas encore inscrit dans notre Constitution des droits socio-économiques comme celui du droit au logement. De plus en plus de jeunes se retrouvent dans une perspective où ils n’arrivent plus à accéder à la propriété, et cela engendre des difficultés pour leur développement familial. Beaucoup de familles sont endettées et cela a un impact sur leur qualité de vie ainsi que sur celle de leurs enfants. Il ne faut pas qu’on se base seulement sur certains indicateurs. Il faut au contraire explorer ces indicateurs pour comprendre ce qu’il faut afin de s’améliorer.
Il faut aussi se comparer à des pays qui ont un niveau de vie plus élevé»
Se comparer tout le temps à des pays africains où règnent l’instabilité politique, l’insécurité et autres maux de société…N’est-ce pas un nivellement vers le bas pour nous ?
Il ne faut pas sous-estimer les pays africains. À travers les secteurs d’activités, il y a beaucoup de pays africains qui sont bien plus avancés que Maurice. Prenons l’instabilité politique tout d’abord. Les pays africains deviennent de moins en moins instables. Ces dix dernières années ont été témoins de transitions gouvernementales dans les règles de la démocratie et de façon paisible. Au Liberia, alors que le pays a connu une longue période d’instabilité des années 80 à 2000, il y a eu néanmoins une transition paisible quand George Weah a été élu président du pays. Le Président Kabila au Congo a, lui, décidé de se retirer et de ne pas se représenter aux prochaines élections.
Et quid de la sécurité ?
À Maurice, l’on constate une recrudescence de l’insécurité avec la drogue et les violences faites à l’égard des femmes notamment. Par contre, à Kigali ou encore à Lilongwe, je peux aller faire mon jogging dans les rues, et je sais que je rentrerai chez moi sans aucun problème. Se comparer à l’Afrique n’est pas forcément un nivèlement vers le bas, mais il faut que l’on se compare aussi à des pays qui ont un niveau de vie plus élevé pour s’en inspirer.
Si le classement Mo Ibrahim nous est favorable, par contre, Maurice n’est pas mieux loti dans des classements internationaux. Pourquoi n’arrive-t-on pas à briller sur la scène internationale ?
Cela dépend des quels classements. Nous sommes bien classés dans les classements Doing business ou encore le Global Competitiveness Index. Mais là où je pense qu’on peut mieux faire c’est les indices sur l’éducation et sur l’innovation. Au Global Innovation Index, c’est la dégringolade de la 40e place en 2014 à la 64e place en 2017 et 75e en 2018. Cela est grave, parce que si dans un pays comme le nôtre on n’est pas capable d’innover, cela aura une influence sur notre croissance à l’avenir. L’innovation est le moteur du développement des pays qui ont atteint un certain degré de développement. À la base, notre écosystème ne permet pas l’innovation. Par ailleurs, notre jeunesse est aussi freinée par les problèmes sociaux et la consommation de la drogue, et cela a un impact direct sur la capacité de travail de toute une génération.
ll y a beaucoup de pays africains qui sont bien plus avancés que Maurice»
En tant qu’économiste, quelle est votre lecture de notre situation économique actuellement ?
Notre économie, en mode autopilote, continuera à croître. C’est-à-dire que sauf imprévu, les touristes continueront à venir à Maurice, les entreprises financières continueront à gérer le flux d’investissements à travers Maurice, et le secteur du bâtiment sera alimenté par des nouvelles constructions. Il y a aussi des réflexions et des projets qui sont en cours, notamment le blueprint pour le secteur financier, le rapport sur l’industrie cannière, les projets de développement de nouvelles filières d’investissements telles que l’industrie du film à Maurice. Il y a un manque de développement du secteur manufacturier et agricole à Maurice. Mais cela ne suffit pas.
Dans quelle mesure ?
On en voit déjà des signes. L’indice d’efficience pour Maurice nous place au rang de 105 sur 126 pays. Et ce n’est pas de bon augure. Aussi, dans une semaine les négociations salariales vont commencer. C’est un exercice important, mais plus important encore c’est la qualité et l’environnement de travail des Mauriciens. Et peu d’entreprises prennent des engagements en faveur de la qualité de vie de leurs employés à travers des services de garderie ou encore de la mise à disposition d’infrastructures sportives et de bien-être à leurs employés.
Pensez-vous que nous pourrions devenir un ‘High Income Country’ d’ici 2023 comme l’a souhaité le gouvernement ?
Pour devenir, un High Income Economy, il faut qu’on passe la barre des 12,000 USD (avec des ajustements par année). En 2017, nous étions à 10,547 USD. Avec une estimation pessimiste de 2 % de croissance par an, nous dépasserons les 12,000 USD de PIB d’ici 2024 et à 3 pourcents, nous y serons en 2022. Donc, dans tous les cas de figure, oui, nous arriverons à devenir un pays à forts revenus et peut être même plus rapidement que 2023. Par compte, ce que l’on doit se demander est-ce que la richesse du pays profite à tout le monde ? Il y a, en effet, de grosses disparités, et cela se reflète sur la question de logement, de qualité de vie, de bien-être, d’accès aux services, d’accès à une éducation de qualité ou encore d’accès aux soins.
Vous êtes membre de la Mauritius Renewal Society et Nou Repiblik. Quel est de votre constat du problème de la drogue à Maurice ?
Ce fléau a déjà infiltré nos écoles. Cela touche directement les enfants qui deviendront les adultes de demain. Cela touche donc à notre ressource la plus précieuse, soit les travailleurs mauriciens et bien sûr notre situation économique et sociale. Si l’on n’arrive pas à traiter ce problème, cela aura un effet non seulement sur notre attractivité, mais aussi sur la qualité de vie de tous les Mauriciens.
Sinon, l’amendement à l’article 46 de l’ICTA Act fait débat… Selon vous, est-ce une façon pour le GM de museler les Mauriciens ?
Je pense que oui. On devrait plutôt recourir à la responsabilisation de l’expression, que ce soit sur les médias ou dans quelque autre forum public. Cette loi, ayant des points assez vagues, est sujette à des interprétations diverses et donc pourrait amener à des arrestations arbitraires surtout contre les opposants politiques. Et subséquemment pourrait nuire à un des préceptes fondamentaux de la démocratie qui est la liberté d’expression. Cette loi n’empêchera pas la diffusion de nouvelles fausses ou erronées. Ce qui risque aussi de se passer, c’est que l’expression que vise cette loi passera désormais à travers les réseaux plus anonymes et cryptés comme WhatsApp. Une recherche faite cette année par des chercheurs à l’université MIT aux États-Unis révèle que les informations erronées vont beaucoup plus vite que des vraies informations. Sur Twitter, cela passe même à 70% plus vite. La vérité ne peut tout simplement pas rivaliser avec le canular, les caricatures et les rumeurs.